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  • mauricejeanauteur

Chapitre 2. Le père


— Quoi ? Un cadavre ? hurla-t-il.

La pluie redoubla d’intensité, créant un bruit assourdissant dans la pièce. Comme si plusieurs doigts parkinsoniens tremblaient sur le toit de tôle. Le regard de cette inconnue s’enfonça profondément en lui. Pierre-Philippe vacilla.

— Qu’est-ce que vous dites ? Cette fois, sa voix prit une hauteur stratosphérique. Puis, il devint catatonique.

La pluie, le toit de tôle qui mitraillait l’espace sonore, cette femme au regard vrillant, le cadavre, tous ces éléments le propulsèrent plusieurs années plus tôt. Il avait sept ans.

Pierre-Philippe Prévost vivait à la campagne, maison isolée au bout d’un rang terreux, où seules quelques vaches errantes paissaient dans le champ. Issu d’une famille de deux enfants, son grand frère, Luc, de deux ans son aîné, agissait comme son protecteur, son garde du corps dans la famille.

Son père, homme bourru, malveillant, agressif et agressant, utilisait souvent la ceinture pour mettre la famille au pas. Particulièrement Luc, qui recevait plus que sa dose de cuir. Prenant régulièrement la défense de son frérot, il subissait la colère du paternel. Le père, Marcel, couvreur de métier, faisait de longues journées à genoux sur les toits des villages avoisinants, réparant, bouchant des trous, posant des bardeaux neufs… pour un salaire de misère. Il disait souvent à Pierre-Philippe qu’il était un singe savant, qui pouvait grimper sur les maisons et recevoir « des peanuts pour mon travail. » Phrase qui laissait le fiston complètement abasourdi. « Mon père est payé en peanuts ? »

En deux occasions, le géniteur avait amené son fils sur son lieu de travail. Pierre-Philippe découvrit aussi que son père apportait toujours un sac de papier brun, avec à l’intérieur, « une bouteille pour me donner de la force, quand je fais le singe sur le toit ! » Lorsque son liquide régénérateur était ingurgité, le paternel grimpa sur le toit et se mit en frais de faire littéralement le singe, les deux bras repliés et se grattant les aisselles avec les mains.

Ce fut le seul souvenir complice avec son père.

À la maison, petite cambuse au toit de tôle, Pierre-Philippe adorait les journées de pluie forte et abondante. Grand amateur de « guerres », il jouait au militaire quasiment toute la journée. La pluie, qui mitraillait littéralement le toit servait de fond sonore à l’envahissement des pays, la Russie, le Japon et Montréal !!! Ses notions géographiques étaient somme toute primaires. Sa mitraillette en bois fabriquée dans un moment d’amour filial par le papa, se déchargeait souvent et très longtemps. Plus il pleuvait, plus il tuait des ennemis. Au grand dam du reste de la famille.

Le bémol à ces journées pluvieuses, c’est que la voix de stentor du père résonnait parfois plus fort que les tirs de la kalachnikov, quand les enfants ou sa femme « ne m’écoutaient pas », gueulait-il. Plusieurs fois, la voix forte fut accompagnée d’une main leste et rapide sur la figure de Luc et de Pierre-Philippe. Quant à sa mère, ils les entendaient « discuter » très fort parfois, et le tout se terminait en larmes… de la mère.

Le jour anniversaire de ses sept ans, Pierre-Philippe se le rappellera toute sa vie. Réveillé à l’aube par une douce chanson de sa mère, séance de tiraillage commanditée par le grand Luc qui sauta littéralement dans son lit pour le chatouiller, tellement qu’il en urina dans le lit. La maman, conciliante, constatant le dégât, ne fit ni une ni deux et balança la literie dans la laveuse. Le hic, tout en majuscule, ce fut que le paternel aperçut le drap jauni dans les mains de la mère.

Tout se déglingua. Le bonhomme accrocha violemment le bras de sa femme, la tira vers lui, puis la claque, à la volée, sur la joue.

Un silence lourd s’abattit sur la famille, entrecoupé par les gémissements de la mère. Les deux fils ébaubis, incapable du moindre mot. « Christ d’épaisse, tu essayais de me cacher que ton chouchou pissait au lit ? Esti de moumoune ! C’est ça que t’es en train de faire avec lui ! » Deuxième gifle, qui cette fois-ci, fit basculer la maman, se retrouvant au sol, la joue ensanglantée. Pierre-Philippe sentait l’étau lui écraser les tempes et les battements cardiaques partis en chevauchée sauvage. Il croyait entendre la pluie pétarader sur la tôle.

Sa mère se releva péniblement, fila tout de go vers la salle de bains. Les pleurs redoublèrent et les fils l’entendaient se moucher plusieurs fois. Lorsque Luc voulut se rendre à la salle de bains, le gros index, comme le canon d’un révolver, le pointa. « Toé, tu restes là ! » Message d’une clarté limpide.

Le père se rua dans la porte de la toilette, défonçant la serrure. Il repoussa la porte derrière lui et là, Pierre-Philippe entendit des bruits sourds et les cris de terreur de sa mère.

Puis, plus rien.

Le paternel sortit, les jointures rouges du sang maternel et quitta la maison. Ils entendirent le camion démarré dans un bruit de cailloux projetés dans les ailes.

Près du bain, une mare de sang. Sa mère.

Le père disparu, recherché par les policiers, la mère morte, les enfants furent confiés à des familles d’accueil différentes. Pierre-Philippe se retrouva avec une sœur… de famille d’accueil.

— Un cadavre ? Ma mère…


 


JEAN CHAPLEAU. Il a été professeur au secondaire, en classe spéciale; éducateur spécialisée au Centre Rosalie Jetté (femmes enceinte en difficulté d’adaptation); coordonnateur dans un groupe communautaire pour jeunes en difficulté; professeur en Technique d’Éducation spécialisée au cégep St-Jérôme. Il a aussi été animateur de groupes de pères et de groupes d’hommes.


Il a écrit plusieurs livres, dont Récit d’un séjour au Cameroun ainsi qu'Enfin la vengeance.



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